CHAPITRE VI
UN AIR DE TERRE

Bolitho vint s’appuyer sur les filets de bastingage chauffés par le soleil, du côté tribord de la dunette. Il n’avait plus besoin de cartes ou de longue-vue. C’était comme un retour au foyer.

La petite île d’Antigua s’était élevée sur l’horizon dans la lumière de l’aube, et à présent elle scintillait par le travers, étalée sous le grand soleil de la matinée.

Bolitho sentit dans tout son corps la joie toujours renouvelée du parfait atterrissage. Il dut se forcer à poursuivre son va-et-vient interrompu pour maîtriser cette vague de plaisir. Cela faisait cinq semaines, à un jour près, que la Phalarope avait montré son château arrière aux brumes et aux pluies de Cornouailles, deux semaines depuis la rencontre avec le corsaire. Un rapide regard sur son navire le remplit d’orgueil. Toutes les réparations étaient faites et les derniers blessés presque guéris. La liste des pertes s’était élevée à trente-cinq hommes, mais l’entrée soudaine dans un air plus chaud, où le soleil et une jolie brise remplaçaient l’humidité et les rafales, avait fait merveille.

La frégate glissait sagement, bâbord amures, accompagnée de son reflet fidèle dans l’eau d’un bleu profond. Au-dessus de ses mâts effilés, aucun nuage ne troublait le ciel accueillant et déjà les mouettes criardes tournoyaient impatiemment autour des vergues.

Antigua, quartier général et base principale de l’escadre des Antilles, l’un des maillons de cette chaîne inégale d’îles qui protège la mer des Caraïbes du côté de l’est. Bolitho était étrangement heureux de ce retour. En regardant au-delà de la lisse de dunette, il s’attendait presque à voir l’équipage et le pont du Sparrow, mais déjà les gens de la Phalarope avaient pris de l’importance et partiellement effacé les souvenirs.

« Ohé du pont ! vaisseau de ligne ancré derrière la pointe ! »

Okes était officier de quart et il se retourna rapidement vers Bolitho.

« Ce doit être probablement le vaisseau amiral, monsieur Okes ! » Bolitho regarda vers le nouveau mât de perroquet où une vigie à l’œil perçant avait déjà distingué la haute mâture de ce vaisseau.

La frégate doubla lentement le cap Shirley, ses collines d’un vert luxuriant et les rochers en désordre de la pointe, et Bolitho observa ses hommes qui se groupaient au vent, accrochés dans les haubans et les chaînes, comme pour s’imprégner de cette vision de terre ferme. C’était une expérience neuve pour presque tous. Ici, tout était différent, plus grand. Le soleil plus brillant, la végétation épaisse et verdoyante au-dessus des plages d’un blanc étincelant ne ressemblaient à rien qu’ils connussent. Ils s’interpellaient, montraient du doigt les amers, piaillaient comme des enfants excités, tandis que le cap glissait par le travers et que s’ouvrait derrière lui la baie et les eaux bien abritées de Port-Anglais.

Proby lança son appel : « Paré à virer lof pour lof, capitaine ! »

Bolitho acquiesça. Toutes les voiles de la Phalarope étaient carguées à l’exception des huniers et du foc, et sur le gaillard d’avant il voyait Herrick qui l’observait, debout à côté de la bordée de mouillage.

Il fit claquer ses doigts. « Ma lorgnette, s’il vous plaît. »

Prenant le télescope des mains de l’enseigne Maynard, il observa fixement le vaisseau à deux ponts ancré au centre de la baie. Les sabords de celui-ci étaient ouverts pour profiter de la brise de terre et des tentes étaient gréées au-dessus de la vaste dunette. Son regard accrocha la marque du contre-amiral en tête de mât, l’éclat bleu et rouge des silhouettes qui l’observaient de l’arrière.

« Monsieur Brock, paré à tirer une salve. Onze coups, s’il vous plaît. » Il referma la lorgnette d’un coup sec. Si lui pouvait les voir, il en était de même pour eux. À quoi bon paraître curieux ?

Il regarda disparaître la pointe la plus proche puis ajouta : « A vous, monsieur Proby ! »

Proby toucha son bonnet. « Paré aux bras sous le vent ! À virer lof pour lof ! »

Bolitho jeta vers Okes un regard rapide puis attendit patiemment. Finalement, il lui dit d’un ton égal : « Faites dégager les désœuvrés, monsieur Okes. Nous avons là le navire amiral. Je ne voudrais pas que ces messieurs prennent mon équipage pour un ramassis d’éléphants. » Il souriait tandis que Okes bégayait ses ordres et que les quartiers-maîtres vociféraient à l’adresse des hommes qui traînaient derrière le pavois.

La salve vint réveiller tous les échos des collines quand la frégate pivota lentement vers l’autre navire, et plus d’un homme se mordit les lèvres au son du canon qui lui rappelait des souvenirs atroces.

« Paré aux écoutes de hunier ! » Proby épongeait la sueur de son visage tout en évaluant l’approche du mouillage. « Paré aux cargue-points de hunier ! » Il regarda derrière lui. « Paré, Monsieur ! »

Bolitho approuva. Il n’écoutait qu’à moitié les coups de canon et les aboiements des ordres.

« La barre dessous ! » Il vit le quartier-maître qui ramenait régulièrement vers lui les poignées bien polies. Le flanc de la colline la plus proche se mit à tourner devant l’étrave. La Phalarope rentra dans le vent et ralentit. On n’entendait plus le moindre son à présent. Rien que le clapotis de l’eau tranquille sous le navire qui glissait vers la côte.

« Mouille ! » dit Bolitho.

Il y eut une gerbe d’écume à l’avant, suivie du rugissement joyeux de la chaîne entraînée par l’ancre qui plongeait dans l’eau transparente.

Maynard lui dit tout excité : « Signal, Monsieur, de Cassius à Phalarope : le capitaine au rapport. »

Bolitho acquiesça. Il s’attendait à cet ordre. Il avait déjà endossé son meilleur uniforme. « Armez la yole, monsieur Okes, et veillez que son équipage soit convenablement vêtu. » Il vit le lieutenant harassé partir en toute hâte et se demanda un instant quel était son souci. Il semblait tendu et n’avait qu’à demi l’esprit à sa tâche.

Vibart vint à l’arrière et salua. « Quels sont vos ordres, Monsieur ? »

Bolitho regarda la baleinière que l’on mettait à l’eau. Le quartier-maître utilisait sa canne avec plus de générosité que d’habitude, comme si lui aussi se rendait compte qu’on l’observait du navire amiral.

« Vous pouvez vous tenir paré à faire de l’eau, monsieur Vibart. Nous allons certainement touliner pour rentrer dans Port-Anglais et l’équipage pourra débarquer un peu et se dégourdir les jambes. Tout le monde l’a bien mérité. »

Vibart sembla sur le point de faire une objection, mais il se contenta de répondre : « Bien Monsieur, j’y veillerai. »

Bolitho se tourna vers le deux-ponts. C’était le Cassius, soixante-quatorze canons, portant la marque du contre-amiral sir Robert Napier. On disait celui-ci très à cheval sur les règles de promptitude et de tenue, mais Bolitho ne l’avait encore jamais rencontré.

Il descendit l’échelle et se dirigea lentement vers la coupée. Comme il était étrange de penser qu’il ne commandait ce navire que depuis cinq semaines. Il se serait cru à bord depuis des mois. Les visages de la bordée de coupée lui étaient familiers à présent et il connaissait déjà les personnalités et les faiblesses de ses hommes.

Le capitaine Rennie le salua de l’épée et la garde présenta les armes.

Bolitho ôta son chapeau puis le remit, comme la yole s’approchait, barrée par Stockdale impassible. Les sifflets firent entendre leurs trilles et, mettant le pied dans l’embarcation, Bolitho regarda la muraille de son navire, la peinture fraîche et les réparations bien propres qui dissimulaient les affreuses cicatrices de la bataille. Tout aurait pu aller beaucoup plus mal, pensa-t-il en s’asseyant à l’arrière, dans la chambre.

La petite yole fila sur l’eau calme, poussée par ses avirons, et quand Bolitho regarda derrière lui, il vit que ses hommes l’observaient encore. Il tenait leur vie entre ses mains. Cela, ils le savaient depuis le début. Mais avant cette brève bataille, certains doutaient peut-être de ses capacités, peut-être même le croyaient-ils semblable à Pomfret.

Il repoussa cette pensée loin de son esprit. Le navire amiral grandissait et le surplombait à présent. Personne n’était obligé de l’aimer, se dit-il, mais il fallait qu’on lui fasse confiance.

 

Le contre-amiral, sir Robert Napier, ne quitta pas son bureau, mais indiqua de la main à Bolitho une chaise près de la vaste galerie de poupe. C’était un petit homme d’apparence coléreuse, aux épaules tombantes et aux rares cheveux gris. Il semblait écrasé par le poids de son habit et sa bouche mince était pincée en une expression de désapprobation tatillonne.

« Je viens de lire vos rapports, Bolitho. » Ses yeux parcoururent rapidement le visage du jeune capitaine, puis revinrent à son bureau. « Je n’ai pas encore exactement compris votre combat avec l’Andiron. »

Bolitho essaya de se détendre sur sa chaise dure, mais quelque chose dans le ton plaintif de l’amiral éveilla son attention.

Richard Bolitho avait été accueilli avec les formalités voulues à la coupée du navire amiral et le capitaine du Cassius lui avait souhaité la bienvenue très courtoisement. Il semblait mal à l’aise et inquiet, ce qui n’avait rien d’étonnant, pensa Bolitho, avec un homme comme sir Robert à son bord. La première fausse note était venue ensuite. On l’avait introduit dans une cabine voisine des appartements de l’amiral, en le priant d’attendre que celui-ci veuille bien le recevoir. Son livre de bord et tous ses rapports avaient été emportés et il était resté près d’une heure à se ronger dans cette cabine sans air.

Il dit avec prudence : « Nous avons fait bonne traversée, malgré l’engagement, Monsieur. Toutes les réparations ont pu être faites sans perte de temps. »

L’amiral le regardait froidement. « Vous en faites-vous gloire ? »

« Non, Monsieur », répondit Bolitho patiemment, « mais j’avais imaginé que l’on avait encore besoin de frégates par ici ».

Son supérieur froissait les documents d’une main desséchée : « Hum, c’est tout à fait vrai. Mais l’Andiron, Bolitho, comment a-t-il pu échapper ? »

Pris au dépourvu, Bolitho le regarda fixement. « Echapper, Monsieur ? Il fut bien près de s’emparer de nous, comme je l’ai dit dans mon rapport. »

« J’ai lu cela, par le diable. » Les yeux brillaient d’un éclat dangereux. « Tentez-vous de me faire croire qu’il s’est enfui ? »

Il regarda derrière lui à travers la fenêtre la Phalarope qui se balançait sur son ancre comme une maquette. « Je ne vois guère trace de combat ou de dommages, Bolitho. »

« Nous étions bien pourvus d’espars de rechange et de toile, Monsieur. Les chantiers d’armement avaient envisagé une telle éventualité. » Le ton de l’amiral commençait à l’énerver et il sentit que la colère, ignorant l’avertissement des yeux qui lui faisaient face, montait en lui.

« Je vois. Le capitaine Masterman a perdu l’Andiron après un combat avec deux frégates françaises, il y a quatre mois, Bolitho. Les Français ont donné le navire capturé à leurs nouveaux alliés, les Américains. » Le mépris s’exprimait par sa voix. « Et vous prétendez que bien que votre navire fût désemparé et moins bien armé, l’adversaire s’est retiré sans tenter de pousser son avantage ? » Il y avait de la colère à présent. « Est-ce bien ce que vous m’avez dit ? »

« Exactement, Monsieur. » Bolitho ne maîtrisa sa réponse qu’avec peine. « Mes hommes ont bien combattu et je pense que l’ennemi avait son compte. Si j’avais été en mesure de lui donner la chasse, je l’eusse fait sans aucun doute. »

« C’est ce que vous prétendez, Bolitho. » L’amiral inclinait la tête de côté comme un petit oiseau méprisant. « Je sais tout sur votre navire. J’ai lu la lettre de l’amiral Langford et tout son récit des troubles qu’il y eut à bord lorsque la frégate faisait partie de la flotte de la Manche. Je ne suis pas le moins du monde impressionné, laissez-moi vous le dire ! »

Bolitho sentit le sang monter à ses joues. Les insinuations de l’amiral étaient transparentes : à ses yeux, la Phalarope était un navire marqué, inacceptable, quoi qu’il fît.

Il répondit d’un ton froid : « Je n’ai pas pris la fuite, Monsieur. Tout s’est passé exactement comme je l’ai dit dans mon rapport. À mon avis, le corsaire ne souhaitait pas subir d’autres dommages. » Il eut soudain la vision de cette bordée meurtrière, les boulets enchaînés arrachant les voiles et le gréement de l’adversaire comme toiles d’araignées. Puis une autre image lui vint à l’esprit, celle de l’immersion des cadavres silencieux. Il ajouta : « Mes hommes se sont conduits aussi bien que je pouvais l’espérer, Monsieur. Ils ont eu peu de temps pour se défendre. »

« Veillez à ne pas prendre ce ton avec moi, Bolitho. » L’amiral l’observait avec fureur. « Il m’appartient de juger la qualité de vos hommes. »

« Oui, Monsieur. » Bolitho était vidé de toute énergie. Bien ne servait de discuter avec cet homme.

« Veillez à ne pas l’oublier dans l’avenir. » Ses yeux retombèrent sur les papiers épars et il dit : « Sir George Rodney est parti pour réorganiser la flotte. Il doit revenir incessamment de Grande-Bretagne. Sir Samuel Hood est à Saint-Christophe qu’il défend contre les Français. »

« Saint-Christophe, Monsieur ? » dit très bas Bolitho. Ce n’était qu’à une centaine de milles dans l’ouest de ce siège à bord du vaisseau amiral et pourtant son chef en parlait comme si cette île se trouvait à l’autre bout du monde.

« Oui, les Français ont débarqué des troupes sur l’île et ont tenté de jeter notre garnison à la mer, mais l’escadre de l’amiral Hood a repris le mouillage et tient à présent toutes les positions clés, y compris Basseterre, la ville principale. » Il fixa Bolitho d’un regard irrité. « Mais ceci ne vous concerne pas. C’est moi qui commande ici, jusqu’au jour où le commandant en chef reviendra, à moins que l’amiral n’estime utile de me dégager de ses fonctions. C’est de moi que vous prendrez vos ordres ! »

Bolitho n’écoutait qu’à demi la voix coléreuse. Il revoyait en imagination la minuscule île Saint-Christophe et savait exactement ce que la sécurité de ce mouillage pouvait signifier pour les Anglais pressés de toutes parts. Les Français étaient forts dans cette zone et ils avaient joué un rôle important l’an passé dans les défaites britanniques de la baie de Chesapeake. Chassées du territoire américain, les escadres anglaises dépendaient de plus en plus de leur chaîne de bases insulaires pour ravitaillement, les réparations. Celles-ci perdues, rien ne pourrait empêcher les Français ou leurs alliés de s’emparer jusqu’à la dernière de toutes les possessions britanniques dans les Caraïbes.

La flotte française des Antilles était fort bien entraînée et dure au combat. Son amiral, le comte de Grasse, avait plus d’une fois deviné et supplanté les navires britanniques aux abois. C’était de Grasse qui avait interposé ses forces entre l’amiral Graves et les troupes assiégées du général Cornwallis. C’était lui qui avait aidé le général rebelle Washington et organisé les corsaires américains, devenus à présent de dangereux ennemis.

Et voilà que de Grasse tâtait la résistance de chacune des bases britanniques avec cette même sûreté stratégique qui avait fait de lui le plus précieux chef militaire de son pays. Avec la Martinique au sud comme base principale, il pouvait attaquer à son gré n’importe quelle île ou même – et cette pensée glaça le cœur de Bolitho – faire force de voiles vers l’ouest et envahir la Jamaïque. Il ne resterait plus rien ensuite aux Britanniques. Ils auraient derrière eux l’Atlantique, sans aucun moyen d’échapper à la destruction totale.

L’amiral parlait d’un ton doucereux. « Je vous demanderai de patrouiller dans l’ouest, Bolitho. Je vais rédiger mes ordres sans attendre. Il se peut que l’ennemi tente de transporter d’autres troupes du territoire américain jusqu’aux Iles-Sous-le-Vent, ou même plus au sud, dans les Iles-du-Vent. Vous ne garderez contact avec le reste de mon escadre et avec l’amiral Hood à Saint-Christophe qu’en cas d’absolue nécessité. »

Bolitho sentit les parois de la cabine se resserrer autour de lui. L’amiral n’avait pas l’intention de laisser la Phalarope au milieu de la flotte. Une fois de plus, la frégate semblait condamnée à l’isolement et aux soupçons.

Il intervint : « Les Français seront renforcés par les corsaires, Monsieur. J’aurais pensé que mon navire pourrait être employé avec profit plus près de terre. »

L’amiral sourit gentiment. « C’est vrai, Bolitho, j’avais presque oublié. Vous n’êtes pas un étranger ici. Je crois avoir lu quelque part vos petits exploits. » Le sourire s’évanouit. « J’en ai plus qu’assez d’entendre parler de ces corsaires ! Ces gens ne sont rien d’autre que des misérables, des pirates indignes de s’opposer à l’un de mes navires, et vous aurez avantage à ne pas oublier ceci non plus ! La capture de l’Andiron fut une infamie que l’on eût dû prévoir. Si vous le rencontrez à nouveau, je suggère que vous demandiez de l’aide pour éviter un autre lamentable échec dans sa capture ou sa destruction. »

Bolitho se dressa d’un bond, les yeux étincelants. « Ceci est injuste, Monsieur ! » L’amiral le considéra d’un air morne. « Tenez votre langue ! Je suis las des jeunes officiers à tête chaude qui ne peuvent comprendre ni la stratégie ni la discipline. »

Bolitho dut attendre que son souffle retrouvât un rythme normal.

« Les corsaires ne sont que l’un des aspects du problème, mais le danger réel, ce sont les Français. »

Il y eut un long silence. On entendait au loin les chocs sourds des bottes des gardes-marine et la sonnerie étouffée d’un clairon. Le deux-ponts était comme une petite ville après la frégate, mais Bolitho avait hâte de s’éloigner de ce navire et des remarques insultantes de l’amiral.

Ce dernier ajouta d’un air détaché : « Faites bonne garde, Bolitho, et je vous suggère de surveiller de près vos vivres et vos réserves d’eau douce. Je ne sais pas exactement quand vous serez relevé. »

« Mes hommes sont fatigués, Monsieur. » Bolitho essaya une fois encore de percer la dureté de l’amiral. « Certains d’entre eux n’ont pas mis pied à terre depuis plusieurs années. » Il pensait à la manière dont ils avaient regardé les collines verdoyantes et les longues plages désertes.

« Eh moi, je suis fatigué de cette entrevue, Bolitho ! » Il agita une petite cloche sur son bureau. « Obéissez à vos ordres et souvenez-vous que je n’admettrai jamais le moindre écart. Je n’ai que faire de projets téméraires. Veillez à ne pas laisser le sentiment de votre propre importance nuire à votre jugement. » Il agita la main et la porte s’ouvrit silencieusement derrière Bolitho.

Celui-ci dut s’arrêter dans la coursive, les mains tremblantes de colère réprimée et de ressentiment. Lorsqu’il atteignit la coupée, son visage portait à nouveau un masque impassible, mais il osait à peine répondre aux paroles calmes du capitaine du Cassius qui l’accompagnait à son canot.

Cet officier lui dit à voix basse : « Attention à vous, Bolitho ! Sir Robert a perdu son fils à bord de l’Andiron. Il ne vous pardonnera jamais d’avoir laissé échapper ce navire, quelle qu’en puisse être la raison. Il vous faut donc tenter d’ignorer ses paroles, sinon sa mise en garde. »

Bolitho salua la garde. « J’ai reçu bon nombre d’avertissements depuis peu, Monsieur, mais dans les cas critiques, cela n’est guère utile. »

Le capitaine du navire amiral regarda Bolitho embarquer dans sa yole et sortir de l’ombre portée par le Cassius. Malgré sa jeunesse, pensa-t-il sombrement, cet homme avait bien l’air capable de créer des ennuis aux autres, comme à lui-même.

« Ohé du pont ! le capitaine revient ! » Herrick sortit de l’ombre du mât d’artimon et se hâta vers la coupée. Il épousseta les miettes étalées sur sa cravate et remit rapidement son baudrier en position. Jusque-là, il avait fort bien supporté la nourriture monotone et mal préparée que l’on servait à bord. Mais à présent, avec la Phalarope à l’ancre et les provisions de Port-Anglais à une portée de canon, il avait tout juste pu se résoudre à avaler son repas. Il cligna des yeux dans le soleil et aperçut aussitôt la yole qui revenait, avec son petit équipage bien propre et bien astiqué en chemises à carreaux, et les avirons qui s’élevaient et retombaient comme les ailes d’une mouette. Herrick se raidit quand Vibart le rejoignit près du pavois.

« Eh bien, nous allons voir ! » dit le premier lieutenant. « Je gage que l’amiral fut ravi de voir notre capitaine. » Herrick jeta un regard rapide de côté pour s’assurer que la bordée de coupée était bien à son poste. « Cela fera un bien considérable à nos hommes. »

Vibart haussa les épaules. « Que savent les amiraux de quoi que ce soit ? » Il ne semblait guère avoir envie de parler et ne pouvait écarter son regard de la yole.

Herrick voyait les larges épaules de Bolitho à l’arrière, le reflet du soleil sur ses galons dorés.

Un second maître dit soudain : « Deux allèges d’eau douce quittent la rive, Monsieur, elles ont l’air lourdement chargées. »

Herrick regarda dans la direction que montrait le matelot et vit les deux vilaines embarcations qui s’écartaient de terre. Elles avançaient lentement vers la frégate car leurs formes pleines ne leur permettaient pas la vitesse.

Herrick murmura : « Je pensais que nous attendrions d’avoir pénétré dans le port. »

Vibart frappa sa paume de son poing fermé. « Par Dieu, je le savais ! Je savais que ce serait ainsi. » Il se déplaça avec violence et montra du doigt la mer bleue. « Voilà ce qui nous attend, monsieur Herrick. Pas de repos pour la Phalarope, ni maintenant, ni jamais. » Il ajouta avec colère : « Tant que ce bateau n’aura pas servi comme il doit ! » On entendit l’appel d’un second maître : « Paré ! » Puis ce furent les trilles des sifflets et le salut des soldats au garde-à-vous.

Herrick, la main à son chapeau, regardait le visage de Bolitho qui embarquait par la coupée. Ses traits étaient calmes, sans expression. Mais quand il jeta un bref coup d’œil le long du pont, ses yeux étaient froids et tristes comme l’Atlantique Nord.

Vibart lui dit avec raideur : « Les allèges d’eau douce approchent, Monsieur. »

« Je vois. » Bolitho ne regarda pas autour de lui, mais scruta au contraire le pont gratté de frais, tout ce qui faisait paraître le bateau ordonné et prêt. Au bout d’un moment il ajouta : « Procédez au chargement sans retard et dites au tonnelier de tenir prêts des barils supplémentaires. »

Herrick demanda avec précaution : « Devons-nous prendre le large, Monsieur ? »

Les yeux gris se fixèrent sur lui. « Il semble ! » Vibart fit un pas en avant, les yeux dissimulés dans l’ombre. « C’est diablement injuste, Monsieur ! »

Bolitho ne lui répondit pas, il semblait perdu dans ses pensées, puis il ajouta brusquement : « Nous devons avoir appareillé dans deux heures, monsieur Vibart ; la brise semble légère mais suffisante pour ce que je veux faire. » Il se retourna comme Stockdale apparaissait sur la dunette. « Oh ! dites à mon valet de me préparer quelque nourriture, le plus vite possible, n’importe quoi. »

Herrick resta sans voix. Bolitho était parti depuis près de deux heures et pourtant l’amiral ne s’était pas soucié de lui offrir un rafraîchissement ou un repas. À quoi diable pensait-il ? Un jeune et courageux capitaine tout frais arrivé d’Angleterre avec des nouvelles et venant joliment renforcer la flotte eût dû être accueilli comme un frère.

Il se souvenait de ce que lui-même pensait tout en avalant son maigre repas dans le carré. Chaque bouchée avait manqué l’étouffer tandis qu’il imaginait Bolitho dînant avec l’amiral et profitant du festin qu’un navire au port pouvait offrir : volaille, porc frais bien maigre et même des pommes de terre rôties peut-être. Le climat importait peu à Herrick lorsqu’il pensait aux bonnes nourritures familières.

Il savait à présent que l’on n’avait rien offert à Bolitho. Ce même sentiment de honte et de pitié ressenti un peu plus tôt pour Okes lui émut le cœur. Tout affront fait à Bolitho était une insulte pour chacun des hommes du bord, mais le capitaine devait en supporter toute la violence. Tout ceci était si injuste, d’une cruauté si méchamment calculée que Herrick ne put se contenir.

« Mais enfin, Monsieur, l’amiral ne vous a donc pas félicité ? » Il cherchait ses mots sous le regard de Bolitho qui s’était tourné vers lui. « Après tout ce que vous avez fait pour ce navire ! »

« Merci de ce souci, Herrick. » L’expression de Bolitho s’adoucit un bref instant. « Les choses ne sont pas toujours telles qu’elles peuvent paraître. Il nous faut être patients. » Il n’y avait pas trace d’amertume dans sa réponse, ni de chaleur d’ailleurs. « Mais la guerre ne laisse pas place aux sentiments personnels. » Il tourna les talons en ajoutant : « A peine en route, nous ferons l’exercice du canon. » Il disparut par la descente de cabine et Herrick jeta autour de lui un regard de sombre stupeur.

Vibart avait donc raison. La Phalarope était un navire maudit et qui le resterait.

Le second maître vint à l’arrière. « Un canot déborde le Cassius, Monsieur. »

Herrick soudain fut en colère. Tout était tellement inutile, tellement stupide. « Parfait, il doit nous apporter les dépêches. Du monde sur le bord, s’il vous plaît. »

Il était encore furieux lorsqu’un lieutenant d’aspect aimable franchit la coupée et, après avoir ôté son chapeau, resta là à observer curieusement le pont comme s’il s’était attendu à un spectacle quelconque.

« Eh bien ? » Herrick regardait le visiteur d’un air furibond. « Avez-vous bien tout vu ? »

L’officier rougit puis dit : « Je vous fais mes excuses, monsieur, je m’attendais à quelque chose de tout différent. » Il tendit une lourde enveloppe de toile. « Les ordres de sir Robert Napier, contre-amiral du Rouge, à l’intention du capitaine Bolitho. »

La formule était si solennelle après ces premiers mots échangés que Herrick ne put s’empêcher de sourire. « Merci. Je vais les porter à l’arrière dans l’instant. » Il étudiait le visage bronzé de l’officier. « Comment va la guerre par ici ? »

Son interlocuteur haussa les épaules. « Une pagaille incroyable. Trop de mer et pas assez de navires pour la couvrir. » Il reprit son sérieux. « Saint-Christophe est assiégé et les rebelles se fortifient dans le Nord. Tout dépendra des forces que les Français pourront faire agir. »

Herrick retourna la lourde enveloppe et se demanda si jamais il aurait à ouvrir ses propres ordres, s’il aurait un jour le commandement d’un navire.

« Si tous les corsaires sont aussi vaillants que celui que nous avons combattu, la bataille sera rude. » Herrick étudiait avec attention le visage de l’homme, à la recherche du moindre signe de doute ou d’ironie.

Mais le lieutenant répondit tranquillement. « On nous a parlé de l’Andiron. Mauvaise affaire que de l’avoir perdu ainsi. J’espère que vous aurez un jour la chance d’une revanche. Avec ce renégat de John Paul Jones qui se joue de nos communications, il faut s’attendre à ce que d’autres suivent son exemple. »

Herrick hocha la tête. « Je ne vois pas en quoi le fait d’avoir perdu son navire au combat peut être une infamie pour le capitaine Masterman ? »

« Vous ne savez pas ? » L’officier baissa la voix : « Il combattait contre deux frégates françaises à la fois. Au plus fort de la bataille, un officier américain à bord de l’un des navires ennemis a hélé l’Andiron. Il a appelé l’équipage à changer de bord. »

Le visage de Herrick s’allongea. « Voulez-vous dire que c’est ce qui se produisit ? »

L’autre acquiesça. « Exactement. Les hommes ne se seraient jamais rendus aux Français, mais cet Américain leur parlait d’une nouvelle vie. Qu’avaient-ils donc à perdre ? Et bien entendu, ils ne combattront que mieux contre nous. N’importe lequel d’entre eux sait ce qui l’attend s’il est repris : le fouet devant toute la flotte, et le gibet. »

La nausée gagnait Herrick. « Depuis combien de temps l’Andiron était-il ici ? »

« Je ne sais pas exactement. Près de dix ans, je crois. » Conscient du cheminement des pensées de Herrick, il ajouta sombrement : « Surveillez donc vos gens. Ici, à des milliers de milles du pays et entourés d’ennemis du roi comme nous le sommes, les émotions jouent un grand rôle dans la loyauté d’un équipage. » Puis il ajouta intentionnellement : « Surtout sur un navire qui a déjà connu des difficultés ! »

L’officier coupa court en voyant Vibart revenir du pont principal. Il salua le second et lui dit d’un ton très officiel : « J’ai vingt-cinq hommes pour vous dans mon canot, Monsieur. L’amiral vous prie de les prendre pour remplacer ceux que vous avez perdus au combat. » Il observa Vibart descendant jusqu’au sabord de coupée où déjà les gardes-marine rassemblaient un groupe de matelots mal nourris.

L’officier dit rapidement : « Je n’ai déjà que trop parlé, ami. Mais ces hommes sont des hors-la-loi. Presque tous ont déjà eu des ennuis graves, d’une espèce ou d’une autre, et je crois sir Robert plus intéressé à débarrasser son navire de leur influence qu’à aider votre capitaine. »

Puis il se dirigea vers son embarcation qui l’attendait, après avoir jeté un coup d’œil hâtif au deux-ponts lointain. Il murmura, avant de partir : « Sir Robert surveille tout, et tout le monde saura sans doute bientôt que j’ai passé dix minutes en conversation avec vous » ; puis il disparut.

Vibart revint d’un pas lourd, le visage assombri. « Nous allons enrôler ces hommes sans retard, monsieur Herrick. Je suppose que le capitaine voudra les voir vêtus comme le reste de son précieux équipage. » Il renifla. « A mon avis, leurs loques leur sont plus seyantes. »

Herrick suivit son regard furibond et sentit son courage l’abandonner encore plus. Ces remplaçants n’étaient pas de nouvelles recrues, c’étaient des matelots professionnels, entraînés, qui, à tout autre moment, eussent valu leur poids d’or ; mais à présent ils se tenaient là, désœuvrés, insolents, regardant autour d’eux avec toute l’arrogance d’animaux indomptés, tandis que le second maître et l’enseigne Maynard les classaient par ordre d’ancienneté. Les jurons et les coups ne sauraient impressionner gens de telle sorte. Même le fouet les avait peu changés, pensa Herrick.

Vibart murmura : « Nous allons voir comment le capitaine traitera ce joli monde. »

Herrick ne dit mot. Il imaginait sans peine les difficultés qui semblaient s’accumuler heure après heure. Si le capitaine tentait de séparer ces fauteurs de troubles du reste de l’équipage, il perdrait tout le respect gagné non sans peine. S’il ne le faisait pas, leur influence risquait de provoquer de graves désordres dans l’entrepont surpeuplé.

En patrouille, hors de vue de toute assistance, la Phalarope aurait besoin de la totalité de ses ressources et de ses capacités pour demeurer indemne et vigilante.

Herrick vit soudain l’Andiron comme il devait être lors de la reddition de l’équipage de Masterman. Il regarda autour de lui la dunette ensoleillée et se sentit glacé malgré la chaleur. Il s’imagina soudain seul sur un navire où les marins disciplinés et loyaux n’étaient plus que des étrangers mutinés.

L’enseigne Maynard l’observait avec inquiétude. « Signal, Monsieur ! Navire amiral à Phalarope : Veuillez achever avitaillement et procéder à l’appareillage au plus tôt. »

« Veuillez faire l’aperçu, monsieur Maynard », dit Herrick avec fatigue.

Il regarda par-dessus le pavois les matelots qui manipulaient les barils d’eau douce, puis là-bas, la haute mâture du navire amiral et il murmura presque pour lui seul : « Vieille canaille ! tu ne peux pas attendre, n’est-ce pas ? »

 

Grognant et jurant, la bordée de quart dégringola les diverses échelles pour s’engouffrer dans le poste de couchage déjà surpeuplé. L’air et la lumière y pénétraient par les descentes centrales. De plus, quelques manches de toile avaient été gréées pour améliorer la ventilation de l’entrepont. Assis autour de chacune des tables bien grattées, les hommes passaient à leur gré leur temps libre. Certains réparaient des vêtements, tête penchée pour mieux profiter du moindre jour sur leur aiguille et leur fil grossier. D’autres travaillaient à des maquettes de bateaux, tandis que d’autres encore se contentaient de bavarder avec leurs compagnons.

Il y eut une brève accalmie dans le bourdonnement des discussions et des bavardages lorsque quelques-uns des nouveaux matelots descendirent l’échelle suivis par Belsey, le second maître, qui se trouvait de quart. Tous les hommes avaient été enrôlés ; ils avaient pris la douche réglementaire sous la pompe du pont et se tenaient à présent, clignant des yeux dans l’ombre, leurs corps pâles et nus sur le fond sombre des murailles du navire. Chacun d’entre eux portait, roulées sous le bras, une chemise neuve et une paire de pantalons, en plus de ses maigres biens personnels.

Belsey fit tournoyer sa canne et montra la table d’angle d’où Allday et le vieux Strachan regardaient la procession en silence. Il aboya : « Vous deux, vous serez à cette table. Compris ? » Il jeta un coup d’œil furieux dans l’angle sombre de l’entrepont. « On vous a indiqué vos quarts et vos postes de combat. Vous n’avez plus qu’à vous installer, et plus vite que ça. » Il éleva la voix. « Montrez à ces remplaçants où accrocher leurs hamacs et puis nettoyez-moi ce poste ! » Il fronça son nez épais. « C’est une vraie porcherie par ici ! »

L’un des nouveaux laissa tomber son ballot sur la table et se mit à observer Strachan et les autres. Il était grand, bien musclé, avec une large poitrine couverte d’un épais matelas de poils noirs. Parfaitement insouciant de sa nudité, et de la présentation mordante de Belsey.

Il parla d’une voix calme. « Harry Onslow, c’est mon nom, matelots. » Puis après un coup d’œil par-dessus son épaule : « Et ça c’est Pook, un autre bon gabier du Cassius. » On eût dit qu’il crachait le nom du navire amiral et Belsey qui traînait par-là revint en deux enjambées jusqu’à la table entourée de monde.

« Faites attention ! » Il regarda autour de lui les visages attentifs : « N’allez pas vous imaginer que vous avez là un bien fameux compagnon, les gars. » Il eut un bref sourire. « Tourne-toi, Onslow. » Sa canne s’agitait d’un air menaçant. « Va te mettre un peu dans la lumière. »

Onslow se retourna, obéissant, pour laisser le jour effleurer son dos. Une sorte de grognement sourd surgit du groupe de marins et Belsey ajouta froidement : « Regardez-moi bien ça avant de vous laisser prendre à écouter une racaille pareille. »

Allday serra les lèvres en voyant la peau horriblement mutilée du corps d’Onslow. Il n’arrivait pas à imaginer combien de fois l’homme avait reçu le fouet, mais qu’il ait survécu était certainement un miracle.

La totalité de son dos, de la nuque au bas des reins n’était qu’un fouillis de zébrures et de sillons en tous sens, pâles et obscènes à côté de ses bras et de ses jambes hâlés.

Ferguson détourna les yeux, les lèvres tremblantes.

Même Pochin, spectateur endurci de nombreuses punitions, dit d’une voix rauque : « Eh matelot ! mets donc ta chemise. »

Le second homme, Pook, était maigre et nerveux et si son dos portait aussi la marque des griffes du chat à neuf queues, ce n’était rien comparé à celui d’Onslow.

Belsey s’éclipsa suivi des autres nouveaux venus.

Onslow enfila sa chemise et secoua les pantalons neufs et tout propres. Il remarqua calmement : « Qu’est-ce qu’il a de si particulier votre capitaine ? Est-ce qu’il aime que ses hommes soient jolis ? » Il avait un accent paresseux du Norfolk et semblait tout à fait indifférent à l’horreur éveillée par ses cicatrices.

Ferguson lui répondit très vite : « Il n’est pas comme les autres. Il a empêché Betts d’être fouetté. » Il tenta un sourire. « Vous serez bien à bord de ce navire, Onslow. »

Onslow, impassible, le détailla des pieds à la tête. « Qu’est-ce qu’on t’a demandé, à toi ? »

« Les capitaines, c’est tous des cochons ! » Pook tirait sur son pantalon, après quoi il boucla autour de sa taille un couteau d’aspect méchant. « Nous en avons été gavés à bord du Cassius. »

Onslow reprit : « Betts, tu disais… Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »

« Il a attaqué le commis. » Pochin était pensif. « Le capitaine Bolitho a refusé de le faire fouetter. »

« Où est-il maintenant ? » Les yeux de l’homme étaient sombres et immobiles.

« Mort, passé par-dessus bord avec le mât de perroquet. »

« Ouais, bon ! » Onslow poussa Ferguson de son banc et se glissa à sa place. « Ça lui a fait une belle jambe, hein ! »

Le vieux Strachan rangea la pièce de bois qu’il sculptait dans un morceau de toile à voile et dit vaguement : « Mais le petit a raison, le capitaine Bolitho a promis qu’il nous traiterait avec justice si nous faisions bien notre ouvrage. Nous allons bientôt aller faire un tour à terre. » Il cligna de l’œil vers le panneau. « Pense un peu, une balade là-haut dans les collines. Et p’t-être qu’un brave nègre nous filera une goutte de quelque chose à boire ! »

Ferguson fit une nouvelle tentative, comme s’il lui fallait croire en quelqu’un pour garder son bon sens. « Et M. Herrick a dit qu’il essaierait d’envoyer une lettre pour moi avec le prochain navire qui rentre en Angleterre, juste pour dire à ma femme que je vais bien et que je suis vivant. » Son expression était pitoyable.

« Tu sais lire et écrire, toi, mon petit gars ? » Onslow l’étudiait calmement. « Tu pourras m’être bien utile ! »

Allday sourit pour lui tout seul. Le vacarme et les conversations reprenaient déjà autour des tables. Ferguson avait peut-être raison. Peut-être que tout irait mieux maintenant. Il l’espérait, ne fût-ce que pour la tranquillité de Ferguson.

Pochin demanda d’un ton aigre : « Comment que t’as reçu le fouet, Onslow ? »

« Bah ! comme d’habitude ! » Onslow perdu dans ses pensées observait toujours Ferguson.

Pook intervint d’un air engageant. « Il a flanqué un coup de pied à un second maître, et avant ça, il…»

Onslow ouvrit la bouche et la referma comme un piège. « Ferme ça ! C’est ce qui va se passer à partir de maintenant qui compte. » Puis il reprit son calme. « J’étais rien qu’un gamin quand je suis arrivé ici il y a dix ans. Depuis des années, j’attends de rentrer au pays, mais ça ne vient jamais. On m’expédie d’un capitaine à l’autre. J’ai pris plus de quarts et entendu plus de bordées que je ne peux en compter. Non, matelots, il n’y a jamais de pause pour des gens comme nous. Le seul moyen d’en sortir, c’est cousu dans son hamac ou bien en prenant le même parti que les gars de l’Andiron. »

À présent, tout le monde l’écoutait. Il restait là debout, le visage sombre et dur. « Ceux-là ont choisi d’abandonner le service du roi pour se faire une vie nouvelle à eux tout seuls, ici, ou bien aux Amériques. »

Strachan hocha sa tête grise : « C’est de la piraterie ! »

« Tu es trop vieux, toi, tu ne comptes pas. » La voix d’Onslow était mordante. « J’ai encore jamais trouvé un capitaine juste, ou un qui pense plus loin que ses parts de prises et sa propre gloire. »

À cet instant, des ombres traversèrent les panneaux et l’air se mit à vibrer du son des sifflets.

Pochin grogna : « Maudits rossignols. En auront-ils jamais fini de souffler là-dedans ? »

Les voix des seconds maîtres éveillèrent des échos dans l’entrepont. « En haut le monde ! En haut le monde ! Paré à l’appareillage. La bordée de mouillage au gaillard d’avant ! »

Ferguson regardait fixement le soleil sur l’échelle, bouche grande ouverte. « Il m’avait promis, il m’avait promis que je pourrais envoyer une lettre à la maison ! »

Onslow lui frappa sur l’épaule. « Et il t’en promettra bien d’autres, t’en fais pas, mon gars. » Il faisait face aux autres sans un sourire. « Eh bien matelots, avez-vous compris maintenant ce que je disais ? »

Josling, l’un des seconds maîtres, apparut en haut de l’échelle, le visage ruisselant de sueur. « Vous êtes-t-y sourds ? À sauter là-haut ! Un petit coup de mon bout’pour le dernier sur le pont ! »

Il y eut une galopade effrénée. Les matelots soudain réveillés surgirent dans le soleil.

« Paré au cabestan ! » Les ordres s’abattaient de toutes parts. « En haut les gabiers ! À larguer les huniers ! »

Allday vit Ferguson qui fixait comme un fou l’île verte et si attrayante avec les ondulations basses de ses collines.

Lui aussi avait la gorge serrée. Cela ressemble assez à la Cornouailles en été, pensa-t-il.

Puis il effleura le bras de Ferguson et lui dit gentiment : « Viens donc, gars, à qui des deux arrive le premier en haut. »

La voix tonnante de Vibart remplissait l’air. « A larguer les focs ! Du monde aux bras ! »

Allday atteignit la grand-vergue et courut tout au long du marchepied pour rejoindre les autres, couchés en travers de l’espar énorme. En dessous de lui, il apercevait les ponts affairés, et par-dessus l’épaule, il identifia la haute silhouette de Bolitho près du couronnement.

Herrick à l’avant hurla : « L’ancre à pic, Monsieur ! » Allday enfonça ses orteils dans le marchepied, tandis que la voile s’enflait et se gonflait sous lui et que la vergue pivotait lentement pour prendre le vent. La terre courait déjà à contre-bord. Avant que les voiles ne soient toutes établies et portantes, elle serait perdue dans la brume. Peut-être pour toujours, se dit-il.

Cap sur la gloire
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